Voici un exemple de visite guidée à Guédelon. C’est une visite “grand public” en douze étapes, un dimanche, avec beaucoup d’autres groupes qui évoluent simultanément. Il en existe de plus longues (une des visites que j’ai suivie faisait plus de trois heures),[1] de plus savantes aussi, avec des thèmes parfois plus spécifiques (par exemple au travers des différents « parcours pédagogiques »), [2]s’adressant parfois à des publics plus homogènes (enfants en école primaire ou collège, comités d’entreprises ou milieux associatifs, etc.). Il n’est pas inutile de rappeler que chaque guide à Guédelon a son approche, sa personnalité, et que chaque rencontre avec les publics est singulière. Une part de ces visites à Guédelon est stéréotypée, avec un canevas et des passages quasi obligés comme par exemple celui de la poterne, comme me le confirmera une ancienne guide de visites le 3 mai 2006. L’objectif de ce billet est d’analyser un passage de cette visite de façon sociologique…

Voilà un extrait de cette visite guidée en 2005, avec trente-trois personnes :
« Nous nous déplaçons sur la droite vers l’arrière du château, au pied de la poterne[3] (sur la courtine Nord), dans les fossés secs. C’est une porte discrète qui permet de sortir, par ces fossés, pour surprendre les assiégeants.
Guide :– Alors dans quelques instants, nous allons passer par la poterne [on se retrouve juste à l’entrée de cette dernière, au pied de la courtine Nord, dans le fossé sec] [nous sommes, par cet acte de langage, dans le présent du chantier]. Alors, comment attaquer un château fort ? Un château comme ça il y a vingt-cinq personnes qui vont l’attaquer. Dans le château attaqué, il y a vingt-cinq hommes aussi. Alors à l’époque [on entre dans le passé avec l’histoire], il n’y a bien qu’un seigneur qui puisse lever une armée, ou le roi. Alors je peux aller mendier chez le copain (comme ça on va être plus nombreux), on va jouer un peu la prudence [l’approche devient plus expériencée, on se met à la place de l’attaquant]. Puis on se dit : « Il y a le pont là-bas, que ce soit pont-levis, tout ça, euh… le châtelet à l’entrée, des tours, etc. Je ne vais pas me risquer à tout ça, alors que derrière là, il y a une porte en bois derrière ! » Donc on parcourt la forêt, on traverse un morceau à découvert, bon, on traverse c’est vrai, douze mètres de ronces, et puis là on se rend compte qu’il y a une porte. On repart, on va dans la forêt, on abat un arbre, on revient avec un tronc d’une tonne cent, une tonne cinq cents, on en fait un bélier. Il y a des étapes quand même mais bon… on casse la porte. On attend ZIC TAC. Alors le deuxième est devenu le premier !

Plusieurs visiteurs :– [Rires].
Guide :– Tiens il y a un mort dans l’escalier. Eh oui, en montant la poterne il y a une petite archère qui est en haut [il désigne l’archère qui donne directement sur l’entrée de la poterne : la scène est renforcée dans son expérienciation par le biais du cadre matériel existant]. Pareil, en arrivant l’escalier se rétrécit, donc il faut sortir le mort… pendant ce temps une autre flèche arrive, et puis derrière tu as les autres qui poussent en disant : “Mais après vous, je vous en prie, mais allons donc…”.
Les visiteurs :– [Rires].
Guide :– Nous on a un truc quand on attaque les châteaux, on attend que l’arbalétrier soit parti manger. On monte, et lorsqu’on arrive face à l’archère on s’arrête [il monte l’escalier de la poterne, tout en expliquant et en montrant, en faisant des gestes, puis il redescend], il y a une porte du côté gauche, en bois aussi. Et le couloir, il est large comme ça [il fait le geste adapté à la largeur du passage] : le bélier ne passe pas ! Alors on prend une hache et un peu de piment, et on attaque [la porte] ! Ben ouais, c’est pas pratique, et puis derrière, il y a ceux qui poussent ! Ça gêne le mouvement, alors qu’on a expliqué que s’ils veulent avancer, il faudrait qu’ils reculent quoi. Alors on tapote, et puis l’autre il va commander son café… Enfin, on casse la porte, et on rentre dans…
Un visiteur : – Le château…
Guide :– Ben non, pas le château, dans la cour du château. Et on est au milieu du château. Alors vous allez rire parce qu’on rentre en file indienne. Eux, il n’y a pas eu de perte en ligne, nous c’est « la fête à Neu neu » ! [Rire d’une visiteuse]. Ça fait un tas devant la porte, et après il y a encore les tours à prendre : là ça devient risqué, hein ? Alors maintenant, on continue la montée dans la poterne, et on se retrouve dans la cour. Alors vous regardez, imaginez-vous la porte fermée avec l’arbalétrier avec la petite archère en haut, en train de casser la porte, il y a des métiers qui… [la scène continue à être expériencée]. »

L’orientation dans le temps…
Le changement de temps est progressif (du présent du chantier à l’histoire de l’attaque d’un château du Moyen Âge par la poterne), puis le récit s’intensifie par l’expériencé. Ce n’est pas un hasard car on ne peut que rentrer progressivement dans une logique expériencée. C’est-à-dire que le récit s’appuie directement sur l’architecture présente, essentiellement en pierre ici : les archères, mais aussi sur le coude du haut de la poterne qui empêche tout recul à l’assaillant pour enfoncer la porte d’accès sur la cour, enfin l’étroitesse du lieu qui ne permet que la file indienne. N’oublions pas que les visiteurs suivent les pas des assaillants, ils déambulent en quelque sorte dans leurs pas. Les temps s’harmonisent par l’expérience sensuelle (au minimum très visuelle, mais aussi grâce aux gestes corporels que réalise le guide pour appuyer ce qu’il dit : ses propres coudes sont bloqués contre l’angle du mur pour montrer qu’on ne peut que difficilement enfoncer la porte du haut de la poterne). Le mime du son des carreaux d’arbalètes ou des flèches d’un arc (« on attend ZIC TAC ») vient également renforcer la désignation visuelle des archères par le guide, qui apparaissent du coup dans leur fonctionnalité quand elles sont désignées, se fondant auparavant dans le décor.
L’importance du cadre matériel
Le cadre matériel permet une expérienciation plus avancée, parce que plus dramatique et plus corporelle, du récit historique devenu très présent, accentuant la pédagogie de la scène. La pierre permet une meilleure orientation dans le temps (entre le présent du chantier, le passé de l’histoire, le présent de la scène que vive virtuellement les visiteurs avec le guide), dans la connaissance par sa présence, permettant au récit de s’ancrer dans l’expériencé, et non pas dans un discours abstrait ; il suffit de penser au mal qu’ont les archéologues pour expliciter leur recherche de terrain à des visiteurs potentiels, quand ces derniers n’ont aucune connaissance en archéologie et qu’ils déambulent sur un site particulier de fouille. Il faut un trésor d’imaginations, des dessins, des images de synthèses, en réalité augmentée, de longues explications, des panneaux et des datations pour leur faire enfin percevoir plus facilement l’antique site. Dans le cas de la poterne de Guédelon, il faut se remémorer également que ce morceau d’architecture a fait l’objet de recherche préalable (d’une visée scientifique), avec des modèles de poterne, d’une réalisation concrète ensuite (peut-être le fruit de repentirs), du choix des pierres en carrières jusqu’à la maçonnerie assemblée.

Conclusion : l’orientation dans le temps & la connaissance
L’homme délègue à la pierre le soin d’appuyer concrètement ses actes de langage dans un récit pédagogique. La pierre sert ici une orientation dans le temps et dans la connaissance, elle permet par des appuis sensuels une expérienciation forte avec les corps et en appui des actes de langage. Cette expérienciation lors d’une visite guidée permet – entre autres choses –d’assurer provisoirement une concordance des temps : présent du chantier et passé de l’histoire à travers un récit imaginaire expériencé. N’oublions pas que Guédelon est un château « neuf », il n’y avait sur ce lieu aucune ruine, aucun château. Il s’agit d’un château vraisemblable, à travers une expérimentation monumentale d’archéologie (voir les billets précédents).

[1] Le lundi 1ermai 2006 : 3h15mn.
[2] En 2006 par exemple, un parcours pédagogique autour des métiers de la construction (maçons, tailleurs de pierre, carriers, forgeron) pour les classes de CE2, CM1, CM2 (8-10 ans) et qui s’intitule « Bâtissons un château fort » ; ou un parcours pour les CP et CE1 (5-7 ans) abordant certains métiers périphériques à la construction : tuilière, vannier, cordier… (« Travaillons comme au Moyen Âge »).
[3] Poterne : « n. f. Dans une fortification, petite porte discrète permettant de sortir dans les fossés sans être vu par l’assiégeant. À Guédelon, la poterne est située sur la courtine Nord, à l’opposé de l’entrée principale » (Florian Renucci, Guédelon. Ils bâtissent un château fort, p. 36 [Lexique]).